Balder Ex-Libris

Auteur : Markale Jean
Ouvrage : Notre-Dame de la nuit
Année : 1998

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Le pont du Nord est en fait une digue de pierre qui relie l’île Noire au continent, percée de trois arches sous lesquelles passent le flux et le reflux. C’est le jeudi 5 septembre, et il est vingt heures trente. Après avoir solidement noué le cordage à un anneau scellé dans la pierre, l’homme grimpa sur l’avant du bateau et, prenant appui sur le parapet, il se haussa et enjamba celuici pour se retrouver sur la chaussée du pont du Nord. Le soleil disparaissait lentement derrière les maisons et l’église de l’Île-Noire, mais, entre les murs, des rayons rouges parvenaient jusqu’à l’homme, éclaboussant son abondante chevelure qui flottait au vent et ravageant un peu plus son visage harcelé de cicatrices comme celles qui auraient résulté de sa présence au milieu de flammes ardentes. L’air humide s’infiltra jusqu’à sa peau pourtant protégée par un épais blouson et il frissonna, sentant le besoin de boire quelque chose de fort et d’âpre qui eût pu réveiller ses muscles engourdis dans la torpeur et la moiteur du soir. Tournant le dos à l’île Noire, il se dirigea d’un pas nonchalant vers le continent. Il n’y avait personne aux alentours, ni sur le pont ni sur le petit port qui s’étalait sur sa droite. À gauche, à l’entrée même du pont du Nord, la taverne des Algues trouait la pénombre d’une lumière un peu crue qui émanait de l’intérieur. On entendait des bruits de voix, des discussions, des rires aussi, une sorte de bruissement humain qui répondait à celui du ressac sur les grandes dalles inclinées sur lesquelles somnolaient des barques qu’on avait retirées de l’eau pour les mettre à l’abri d’une prochaine tempête. L’homme se dirigea vers la porte de la taverne, et il avait déjà la main sur la poignée quand son geste s’arrêta brusquement, tandis que son visage, encore léché par les dernières lueurs du couchant, se crispa jusqu’à complète immobilisation. Elle était là, assise auprès d’une table, la tête penchée en avant, ses cheveux sombres plongeant jusqu’au rebord de la table, masquant un peu ses traits, pas assez cependant pour qu’on n’aperçût point des traces de larmes sur ses joues. Elle fixait son regard sur un verre à moitié plein et semblait silencieuse. En face d’elle, il y avait un homme assis, qu’on ne voyait que de dos, mais qui avait également la tête penchée et qui gardait le silence. Tout autour, les pêcheurs et les ostréiculteurs qui composaient l’habituelle clientèle de la taverne des Algues menaient leurs conversations sans s’occuper de ce couple qui venait d’ailleurs et qui avait échoué là on ne savait comment ni pourquoi. L’homme se remit à bouger et sa première idée fut d’entrer, car il savait quelle ne pourrait pas le reconnaître, mais quelque chose l’en empêcha : il recula lentement, se retourna et s’en alla de l’autre côté de la route. Il y avait un petit tertre rocheux dans le dos d’une maison, et qui dominait le port. Sur ce tertre, on avait élevé une croix de granit très simple, dépourvue de sculptures, mais dont les bras semblaient s’ouvrir sur la mer comme pour inviter les navires en perdition à se réfugier dans cette anse protégée des grands vents du large. L’homme grimpa sur le tertre et parvint jusqu’à la croix. Il s’y adossa, regardant fixement devant lui la vitrine éclairée de la taverne des Algues. De là, il pouvait voir tout ce qui se passait à l’intérieur de l’établissement. La femme n’avait pas bougé. ...