Platon - Protagoras


Auteur : Platon
Ouvrage : Protagoras Les Sophistes ; genre démonstratif
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Notice sur le « Protagoras ». On pourrait appeler le Protagoras une comédie philosophique : la distribution du sujet en actes marqués par des intermèdes, la peinture des caractères, la touche exacte et pittoresque dans l’invention du détail, l’ironie fine et légère, la parodie et la caricature, en un mot toutes les ressources de l’art dramatique servent à égayer la gravité de la matière, et l’aisance avec laquelle Platon les emploie fait souvenir qu’avant de s’adonner à la philosophie il avait été séduit par le théâtre, et que l’admiration exclusive que lui inspira Socrate a peut-être coûté à la Grèce un grand poète comique. L’idée du Protagoras semble avoir été empruntée à la comédie d’Eupolis, les Flatteurs, qui remporta le prix sur la Paix d’Aristophane en 421 av. J.-C. Eupolis avait placé la scène de sa pièce dans la maison du riche Callias, fils d’Hipponicos, le vainqueur de Tanagra (en 426), et les flatteurs désignés par le titre n’étaient autres que les sophistes, au nombre desquels figurait Socrate ; dans cette troupe de parasites qui aidaient Callias à dévorer son patrimoine, Protagoras tenait le premier rôle. C’est aussi chez Callias qu’a lieu le dialogue de Platon, et c’est aussi sur les sophistes, en particulier sur Protagoras, que tombent les traits de la satire ; mais au lieu d’être confondu avec les sophistes, Socrate est ici dans son vrai rôle : c’est lui qui les combat et les perce de son ironie. Le siècle qui vit naître les luttes mémorables de Socrate et des sophistes est une des époques les plus intéressantes de l’histoire de la philosophie. Or il semble que Platon ait voulu dans le Protagoras tracer pour la postérité le tableau de cette vie intellectuelle intense qui fut celle d’Athènes au temps de Périclès, et perpétuer le souvenir des controverses pour lesquelles la jeunesse athénienne se passionnait alors. Athènes était le « prytanée » intellectuel et le rendez-vous des hommes de talent du monde grec. Sans parler des philosophes Anaxagore, Archélaos, maître de Socrate, Diogène d’Apollonie, les sophistes Protagoras d’Abdère, Gorgias de Léontium, Prodicos de Céos, Hippias d’Élis vinrent s’y établir ou y séjourner. Ils y apportaient des nouveautés propres à intéresser la jeunesse, surtout la jeunesse ambitieuse de jouer un rôle politique. On a dit que Socrate avait fait descendre la philosophie du ciel sur la terre : les sophistes l’avaient tenté avant lui. C’est à l’homme en effet et aux expressions diverses de sa vie spirituelle que les sophistes s’intéressaient avant tout : langue, poésie, dialectique, rhétorique, arts, politique et religion, voilà quels furent les objets essentiels de leur activité. Ils cherchaient à acquérir sur l’homme la plus grande somme de connaissances possible, dans le but d’apprendre, puis d’enseigner l’art de bien vivre. Ils furent des maîtres de sagesse ; c’est ce que veut dire leur nom même de sophistes. Leurs disciples préférés furent les jeunes gens riches que tentait la politique. Ils les dressaient au rôle d’hommes d’État par des exercices de rhétorique, de dialectique, de critique, où la lecture des poètes tenait une place importante. Comme la grande question pour un homme politique est de l’emporter sur son adversaire, il arriva que les sophistes insistèrent moins sur la justice et la vérité que sur la vraisemblance et sur les artifices de la rhétorique. C’était un abus que les poètes comiques relevèrent à l’envi, abus d’autant plus dangereux que les théories philosophiques de certains sophistes, Protagoras et Gorgias, semblaient les justifier. Outre ces cours de rhétorique, pour lesquels ils exigeaient des honoraires élevés (le taux ordinaire variait de 143 à 200 francs, mais monta parfois jusqu’à 4990 francs), les sophistes donnaient des conférences populaires dans les maisons privées ou dans les gymnases à des prix plus accessibles au public (de 1/2 à 4 drachmes d’entrée). Là, ils prononçaient des discours soigneusement préparés ou se livraient à l’improvisation sur des sujets fournis par les assistants. Tels étaient les hommes dont Socrate combattait les pratiques et les doctrines. Ils avaient un grand nom dans le monde grec, leur influence était considérable, et leurs disciples leur étaient très attachés. Le plus illustre peut- être était Protagoras d’Abdère (485-411). Il parcourut la Grèce, la Sicile et la Grande-Grèce, et séjourna longtemps à Athènes, où il gagna la confiance de Périclès. Accusé d’impiété pour un écrit qui commençait ainsi : « Pour les dieux, je ne sais s’ils sont ou s’ils ne sont pas », il se déroba par la fuite à une condamnation, mais il périt en mer. Disciple d’Héraclite, il professait que l’homme est la mesure de toute chose, théorie qui aboutit logiquement à la négation de toute vertu et de toute moralité ; mais dans la pratique Protagoras n’était pas conséquent avec lui- même ; il suivait dans son enseignement les idées traditionnelles sur la vertu et la piété. Esprit curieux et pénétrant, il fonda l’art grammatical, et fut un professeur d’éloquence fort goûté. Son influence fut si grande que Platon consacra deux dialogues à l’exposition et à la réfutation de ses doctrines ; il attaqua sa théorie de la connaissance dans le Théétète et sa théorie de la vertu dans le Protagoras. Protagoras avait un rival célèbre dans l’art de la rhétorique, c’était Gorgias de Léontium (483-375), maître de Thucydide et d’Isocrate ; mais il ne figure pas dans notre dialogue. Platon le considérait sans doute comme un personnage trop important pour lui donner ici un rôle effacé, comme à Prodicos et à Hippias, et il lui a consacré un dialogue entier, le Gorgias. Prodicos de Céos qui tint école à Athènes vers 430 av. J.-C. est surtout connu par sa doctrine sur les dieux, qui furent d’abord, selon lui, les objets qui nourrissent l’homme et lui sont utiles (soleil, lune, Nil), puis les inventeurs des arts et des cultures nourricières (Héphaistos, Déméter, Dionysos). Il est l’auteur du beau mythe d’Hercule entre le vice et la vertu. Enfin il est le premier en date des synonymistes, et Platon parodie fort ingénieusement sa manie d’insérer dans ses discours des synonymes qui lui donnent l’occasion d’étaler sa finesse. Hippias d’Élis qui florissait vers 460 avait une science étendue : astronomie, mathématiques, esthétique de la poésie et des arts, mythologie, littérature et histoire, tout était de sa compétence. Il avait rassemblé ses connaissances dans un livre intitulé « Somme ». Il professait en morale une sorte de retour à la nature ; il opposait au sentiment étroit de la nationalité la parenté naturelle de tous les hommes, à l’orgueil de caste l’égalité sociale ; enfin il recommandait aux hommes de s’affranchir des besoins du luxe et de se suffire à eux-mêmes. C’est un lointain précurseur de J.-J. Rousseau. Le riche Callias, chez qui les sophistes trouvaient une large hospitalité, appartenait à la famille des hérauts qui remontait à Triptolème ; il était par droit héréditaire porteur de torche à Éleusis et hôte de Lacédémone. Son père Hipponicos, qui avait vaincu les Béotiens à Tanagra en 426, tomba deux ans plus tard au combat malheureux de Délion. Lui-même fut stratège dans la guerre de Corinthe en 390. Sa mère avait épousé en secondes noces Périclès. Une brillante société se presse chez lui pour entendre les sophistes. Ce sont d’abord ses frères utérins, les fils de Périclès, Paralos et Xanthippe ; puis Charmide, l’oncle de Platon, grand amateur de philosophie, ce qui lui a valu l’honneur de donner son nom à un dialogue de son neveu ; il fut l’un des Dix qui gouvernèrent Athènes après la victoire de Lysandre ; puis Critias, « profane parmi les philosophes, philosophe parmi les profanes » ; il fut un des trente Tyrans et mourut avec Charmide à la bataille de Munychie en 404 ; il était aussi parent de Platon ; puis quatre personnages qui sont ici muets, mais qui tiennent des rôles importants dans le Banquet : le médecin Éryximaque et son ami Phèdre, interlocuteur de Socrate dans le Phèdre, Agathon et son inséparable ami Pausanias. La discussion porte sur l’enseignement des sophistes, et particulièrement sur celui de Protagoras. Protagoras se donne pour un professeur de vertu : est-il instruit de ce qu’il enseigne, et pourrait-il définir ce qu’est en elle-même la vertu ? L’occasion qui amène Socrate à lui poser ces questions nous est rapportée dans une sorte d’introduction dialoguée entre Socrate et son jeune ami Hippocrate. De grand matin, Hippocrate était allé heurter à la porte de Socrate : il avait appris la veille l’arrivée de Protagoras à Athènes, et, sans savoir au juste en quoi consistait l’enseignement du sophiste, il ne tenait plus d’impatience de l’entendre et de s’attacher à lui. Socrate consent à le présenter à Protagoras, mais il se réserve d’interroger le sophiste et de soumettre ses réponses à un examen rigoureux. Ils se rendent donc chez Callias. En pénétrant dans le vestibule, ils s’arrêtent un moment à contempler la scène qui s’offre à eux. Sur le devant du portique Protagoras se promenait, ayant d’un côté Callias, Paralos et Charmide, de l’autre Xanthippe, Phidippide et Antimoiros de Mende, qui tous marchaient en ligne avec lui, tandis qu’une foule d’autres les suivaient en prêtant l’oreille. Au fond du portique, sur un siège élevé, Hippias d’Élis répondait aux questions d’Éryximaque et de Phèdre et de quelques autres ; enfin on apercevait, couché dans une chambre, Prodicos de Céos, et, près de son lit, ses disciples Pausanias, Agathon et d’autres. Alcibiade et Critias arrivent quelques moments après. Socrate présente à Protagoras le jeune Hippocrate et le prie de s’expliquer sur son art. Protagoras, flatté de la préférence qu’on lui donne, saisit l’occasion de montrer à ses collègues en sophistique le cas qu’on fait de lui, et le cas que lui-même fait de son art. Il propose en conséquence de s’expliquer devant toute la compagnie. Aussitôt Hippias, Prodicos et leurs disciples se groupent autour de lui. Socrate alors lui renouvelle sa question et lui demande quels avantages Hippocrate doit retirer de son commerce. – Je lui apprendrai, dit Protagoras, à gouverner ses affaires et celles de l’État. – C’est la politique dont tu parles, répond Socrate. – Oui. – Jusqu’ici, dit Socrate, j’avais cru que cette science ne pouvait être enseignée, et cela pour deux raisons : la première, c’est que dans les assemblées publiques on n’écoute que les gens de métier en toute affaire qui exige des connaissances spéciales, et qu’on écoute tout le monde en matière politique, sans exiger qu’on ait fait aucune étude de la politique, et la deuxième, c’est que les grands hommes eux-mêmes sont incapables de communiquer leur vertu à leurs enfants. Protagoras répond par une fable : Quand les dieux eurent façonné les êtres vivants, ils chargèrent Prométhée et Épiméthée de leur distribuer les qualités nécessaires à leur existence. Épiméthée, qui fit la distribution, oublia l’homme. Pour réparer cet oubli, Prométhée ravit à Minerve et à Vulcain le secret des arts et du feu ; mais incapables de fonder une communauté politique, les hommes vivaient dispersés, à la merci des bêtes de proie, et ils auraient péri si Jupiter ne leur eût fait donner à tous la pudeur et la justice, fondements de la politique ; et voilà pourquoi dans les assemblées de la cité on écoute indifféremment tout le monde quand il s’agit de politique. D’autre part, ce qui prouve que ces vertus peuvent être enseignées, c’est qu’on punit ceux qui ne les ont pas, tandis qu’on ne reproche à personne des défauts physiques, comme la laideur et la maladie. Or si l’on punit, c’est en vue d’améliorer le coupable et de détourner les autres de l’imiter, c’est-à-dire d’enseigner la vertu. C’est le but de toute l’éducation à Athènes : pères, mères, nourrices, précepteurs s’y emploient à l’envi ; l’État lui-même par ses lois commande et enseigne la vertu. Si les fils des grands hommes sont moins vertueux que leurs pères, ce n’est pas qu’on néglige de les instruire, bien au contraire ; c’est qu’ils sont doués de moindres aptitudes. Ils ne semblent d’ailleurs mauvais que par comparaison avec les meilleurs ; confrontés à des sauvages sans culture, ils paraîtraient des modèles de vertu. Socrate se déclare persuadé ; mais pour enseigner la vertu, il faut savoir exactement en quoi elle consiste. Protagoras le sait-il ? Sait-il si la vertu est une en soi, ou comprend des parties distinctes ? Il déclare que la justice, la piété, la tempérance, la sagesse et le courage sont des parties de la vertu aussi distinctes que le sont les parties du visage, des parties qualitatives, comme nous dirions, et non quantitatives. Mais Socrate l’amène, en lui montrant que la justice ne saurait être quelque chose d’impie, ni la piété quelque chose d’injuste, à reconnaître, sinon qu’elles sont identiques, au moins qu’elles ont des rapports de ressemblance ; puis, se fondant sur ce principe qu’un contraire n’a qu’un seul contraire, il essaie de prouver que la tempérance, σωφροσύνη, et la sagesse, σοφίχ, sont identiques, parce que toutes deux sont, dans l’usage de la langue grecque, le contraire de la folie, άφρούνη. Enfin il s’apprêtait à démontrer que la tempérance et la justice se confondent, en s’appuyant sur l’équivalence du bien et de l’utile ; mais Protagoras qui goûte peu cette « maïeutique » se dérobe, et fait sur la relativité de l’utile un discours peu pertinent qui impatiente Socrate. Il n’entend rien, dit-il, aux longs discours, et si Protagoras ne veut pas se proportionner à la faiblesse de son esprit et répondre brièvement, il rompra l’entretien. Il se lève même pour se retirer ; mais Callias le retient, et Alcibiade et Critias interviennent pour amener Protagoras et Socrate à composition. Prodicos et Hippias s’entremettent aussi, et profitent de l’occasion pour étaler, le premier, tout un choix de distinctions synonymiques, le second, sa théorie favorite sur la tyrannie de la loi. Les deux champions consentent enfin à renouer l’entretien. Après cet intermède qui coupe agréablement une discussion qui devenait ardue, Protagoras porte l’entretien sur le terrain de la poésie, sous prétexte que l’explication des poètes est une partie essentielle de l’éducation, et il entreprend de démontrer que Simonide se contredit dans une pièce adressée à Scopas, quand il dit lui-même qu’il est difficile de devenir vertueux et qu’il blâme ensuite Pittacos d’avoir dit qu’il est difficile d’être vertueux. Pour résoudre la contradiction, Socrate suggère une interprétation insoutenable, qu’il fait malignement endosser à Prodicos, c’est que le mot χαλεπόξ, difficile, est employé au sens de mauvais (χαχεόξ). Il la répudie d’ailleurs aussitôt pour proposer sa propre interprétation : c’est que Simonide a voulu dire qu’il est difficile, mais possible de devenir vertueux pour un temps, mais qu’il est non seulement difficile, comme l’a dit Pittacos, mais impossible de l’être toujours. Aussi faut-il, sans aspirer à un idéal au-dessus de l’humanité, louer volontairement l’homme qui ne commet pas le mal. En réalité, Simonide a écrit : Il faut louer l’homme qui ne commet pas volontairement le mal. Mais Socrate n’admet pas qu’on fasse le mal volontairement : c’est contraire à sa théorie que la vertu est la connaissance et le vice l’ignorance du bien. Aussi a-t-il donné une entorse au texte de Simonide, pour y retrouver ses propres idées. Il déclare d’ailleurs qu’il n’y a aucun profit à tirer de l’étude des poètes, parce que chacun les interprète comme il l’entend, et il prie Protagoras de revenir à la question de l’unité de la vertu. Protagoras y consent, mais de mauvaise grâce. Il reconnaît que quatre vertus, la justice, la tempérance, la sagesse et la piété, sont assez semblables entre elles, mais il maintient que le courage est tout à fait différent. – Ne penses-tu pas, dit Socrate, que la vertu est une chose belle de tout point ? – Si, répond Protagoras. – Le courage n’est-il pas la hardiesse ? – Si. – Mais une hardiesse déraisonnable, est-ce du courage ? – Non, c’est de la folie. – Il faut donc, pour qu’il y ait courage, qu’il y ait raison et connaissance, autrement le courage ne serait pas une belle chose, mais une chose folle ? – Oui. – Donc le courage se confond avec la sagesse. Mais Protagoras rejette cette conclusion, et soutient que si la hardiesse vient de la science, le courage est un don de la nature. Au lieu de réfuter l’objection, Socrate se place à un autre point de vue. Il fait d’abord avouer à Protagoras que la science est toute-puissante sur l’homme qui la possède, puis, partant de ce principe qu’agréable et bon, désagréable et mauvais ne font qu’un dans leur essence et que personne ne choisit sciemment ce qui est désagréable et n’évite sciemment ce qui est agréable, il fait voir que, quand un homme fait le mal, parce qu’il est, comme on dit, vaincu par le plaisir, c’est qu’il s’est trompé dans ses mesures des choses agréables et des choses désagréables, qu’il a péché faute de science. Or qu’est-ce que la crainte, sinon l’attente d’un mal ? Donc, quand un homme craint une chose, c’est qu’il la croit mauvaise, et les lâches ne sont lâches que par l’ignorance où ils sont des choses à craindre ; et, si le courage est le contraire de la lâcheté, il faut qu’il soit la connaissance des choses à craindre et de celles qui ne le sont point. Ainsi toute vertu est science et par conséquent peut être enseignée. C’est la conclusion où la dialectique a conduit les deux interlocuteurs, conclusion contraire à l’opinion que chacun d’eux professait avant la discussion. L’entretien se termine par des compliments de Protagoras à Socrate : il lui prédit qu’il prendra place un jour parmi les sages. On s’est demandé souvent quel était l’objet essentiel du Protagoras, et les critiques n’ont pas encore pu se mettre d’accord. C’est qu’en effet l’oeuvre est complexe. L’accessoire scénique y occupe une telle place qu’on pourrait croire que le but essentiel de l’auteur a été de présenter un tableau du mouvement philosophique à Athènes au temps où Socrate entamait la lutte avec les sophistes. D’autre part la peinture de ces singuliers maîtres de morale qui trafiquent de la vertu sans être capables de la définir, et qui, au lieu de rechercher sincèrement la vérité, ne songent qu’à faire parade de leur virtuosité et à éclipser leurs rivaux ou à se disputer les élèves riches, a fait longtemps regarder ce dialogue comme une critique de la méthode et de l’esprit des sophistes, auxquels Platon oppose la méthode et l’esprit de Socrate, c’est-à-dire la dialectique et la passion de la vérité pour elle-même. Et c’est évidemment ce qu’a voulu faire Platon ; mais ce n’est là qu’un côté de son oeuvre. Une recherche bien menée doit aboutir à des résultats positifs. Celle que Socrate a poursuivie avec la collaboration de Protagoras a démontré que la vertu est une, qu’elle n’est autre chose que la science, et que par conséquent elle est susceptible d’être enseignée. Outre ce résultat essentiel, Socrate a établi aussi que le bon est l’utile ou plus exactement l’agréable, mais l’agréable bien entendu, et que le bonheur consiste dans le contentement durable que procure l’action morale, le déplaisir ou le malheur dans les conséquences inévitables d’une conduite immorale. L’ontologie de Platon se dessine ainsi dans ce dialogue ; elle aura sa forme dernière dans la doctrine des Idées ; mais quand il appelle la justice πράγμά (quelque chose de réel) et les autres vertus χρήματα (des choses), et qu’il demande s’il y a sous chaque nom de vertu une substance ou une chose ayant sa force propre, c’est déjà une amorce de la doctrine des Idées qu’il présente ici. Ainsi le dialogue est un essai de morale indépendante : il fonde la morale sur la science et aboutit par conséquent au déterminisme intellectuel. Il reste quelques mots à dire sur la date de l’entretien entre Protagoras et Socrate, et sur la date de la composition. L’entretien semble pouvoir se placer entre 432 et 430 avant J.-C., en tout cas avant l’année 429, puisque c’est en 429 que moururent les deux fils de Périclès, présents à la réunion. Il est vrai qu’il est question dans le dialogue des Sauvages, pièce de Phérécrate qui fut jouée en 421, et que Callias a déjà hérité de son père qui ne mourra que dix ans plus tard ; mais Platon est coutumier de ces anachronismes ; il vise à la vérité idéale plutôt qu’à la vérité historique ; or la pièce d’Eupolis les Flatteurs avait imposé au public cette idée que la maison de Callias était le rendez-vous des sophistes. Platon a fait comme les poètes dramatiques qui préfèrent la légende populaire à la vérité historique sans racine dans l’imagination des spectateurs : il a opté pour la tradition établie et lui a sacrifié l’exactitude chronologique. Divers indices nous font penser que le Protagoras est un ouvrage de jeunesse. Il n’y a pas longtemps sans doute que Platon a brûlé ses oeuvres de théâtre ; car il est aussi préoccupé des effets dramatiques que de la recherche philosophique. En outre il reconnaît ici parmi les vertus la piété : c’est la doctrine de Socrate qu’il suit en ce point ; plus tard il ne reconnaîtra que quatre vertus, la justice, la tempérance, la sagesse et le courage. Il suit encore Socrate quand il ramène le bon à l’agréable, tandis que plus tard il déterminera plus profondément l’idée de bien. Toujours en conformité avec Socrate, il ne reconnaît que la vertu consciente, tandis que plus tard il admettra dans une certaine mesure la vertu naturelle qui repose sur l’opinion vraie. Enfin la parenté des sujets pourrait faire conjecturer que le Protagoras est du même temps que le Lachès, le Charmide et le Lysis, qui traitent des vertus isolées, du courage, de la sagesse et de l’amitié. Le Protagoras, qui établit que la vertu est une, semble avoir été composé en manière de conclusion à ces trois ouvrages de jeunesse. On a même voulu, à cause de la gaieté qui pénètre tout le dialogue et de l’absence d’allusion à la mort de Socrate, placer la composition de cet ouvrage avant la mort de Socrate. Mais au point de vue artistique, par la composition, par la vérité et l’ampleur du développement, par le nombre des personnages et le dessin des caractères, par les tableaux brillants, les détails pittoresques et la grâce et le charme du style, le Protagoras est un progrès sur les ouvrages déjà si attrayants du Lachès, du Charmide et du Lysis et doit être vraisemblablement placé à leur suite. ...

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